L'efficacité
Publié le 6 Octobre 2008
Pune (Maharashtra)
Longues discussions avec les animateurs de VCDA sur leur méthodologie de l’action sociale, en interaction avec un groupe d’agriculteurs et militants associatifs de la Mayenne que j’accompagne en visite. Nous revenons à la critique de cette idéologie du consensus (et du déni des conflits) qui sert aux castes supérieures, depuis des centaines d’années, à entériner les rapports de domination comme faisant partie d’un « ordre naturel ». J’aimerais partager avec eux ma lecture de Bensayag & del Rey, et plus particulièrement le passage suivant :
Non seulement nos sociétés ne savent pas penser la guerre en termes de situation, mais elles pensent les situations en termes de guerre, ou plus exactement d’affrontement. C’est le cas, par exemple, de l’éducation, qui programme son échec en analysant son efficacité en termes d’objectifs, de moyens et d’évaluation des résultats obtenus. Une situation d’éducation, à l’instar d’une situation de conflit guerrier, ne saurait se désarticuler ainsi ; en la réduisant à n’être que le moyen pour quelque chose d’autre qu’elle, on la rate comme situation. L’on réduit sa dimension de conflit multiple et complexe. Le cours de l’enseignant implique un rapport de classes, un rapport générationnel, voire un rapport Nord-Sud dans certaines situations, et il est toujours affirmation de la supériorité de la pensée consciente : autant de dimensions qui fondent la situation d’éducation et que l’enseignant ne peut ignorer, sauf à la réduire à une articulation de « moyens » abstraits à des « fins » tout aussi abstraites, articulation qui sert peut-être l’efficacité des objectifs institutionnels, mais pas celle de la situation d’éducation.
Cela vaut également pour la politique, cette « continuation de la guerre par d’autres moyens » selon Clausewitz, et pour ces partis (de gauche comme de droite) qui, conçus comme de purs instruments de pouvoir, deviennent à eux-mêmes leur propre fin lorsque la situation dans laquelle ils avaient été créés n’existe plus. Concevoir l’engagement sous la forme d’un moyen qui doit être optimisé en fonction de la fin visée, c’est, dans le domaine politique aussi, créer un instrument qui, comme tout instrument technique, deviendra très vite caduc et perdra de vue la complexité de la situation pour laquelle on se bat.
Si l’on renonce à l’efficacité conçue en termes d’optimisation des rapports moyens/fins, comment la penser autrement ? La réponse à cette question est contenue dans une pensée de la situation : on est efficace lorsque, en s’inscrivant dans ce qui constitue la situation, moins on en fait, plus on obtient. Dans la philosophie taoïste, ce principe est celui du « non-agir ». Il ne doit pas être entendu au sens de ne rien faire, mais au sens où l’action n’est pas le fait d’un sujet qui veut, qui agit pour mettre en œuvre sa volonté — selon, justement, la logique des moyens et des fins. Elle est bien plutôt le fait de la situation elle-même, agissante à travers les acteurs de la situation, à condition toutefois que ceux-ci ne bloquent pas les processus mais se laissent traverser par eux. Ce qui implique une certaine reconnaissance de la situation pour elle-même, et pas seulement des effets de celle-ci sur les acteurs. Voilà au fond tout l’art de la guerre selon Sun Tzu : c’est ce que signifiait le stratège lorsqu’il disait que, dans la guerre, la sagesse veut qu’on « demande la victoire, non aux généraux, mais à la situation ».
Il s’agit donc de ne pas se percevoir comme séparé de la situation, de ne pas chercher à la maîtriser à partir d’une position et d’un calcul extérieurs à celle-ci. La condition de toute efficacité réelle est au contraire de chercher à s’articuler à la situation existante. Si l’on pense en termes de séparation et d’affrontement, on imaginera qu’il faut fournir une énergie immense pour l’emporter. Les autres, l’« ennemi », la « partie adverse », les « obstacles » apparaîtront alors comme les éléments d’une obscure résistance. Si l’on pense, au contraire, en termes de situation, il n’y aura plus « nous » et « les autres ». Ce qui disparaîtra alors, c’est l’identification à des identités ; ce qui apparaîtra, c’est la multiplicité des dimensions. Et dans cette multiplicité nous agirons le plus précisément possible là où c’est nécessaire pour qu’il n’y ait pas pure répétition, mais création de nouvelles dimensions d’être, par déplacement.
L’essentiel dans cette perspective est de penser en termes de segments déplaçables, de nouveaux agencements possibles. Plus l’agent se sent séparé de la situation, moins il s’agence et moins il est efficace ; plus il se connaît au contraire comme faisant partie de la situation, plus il est susceptible de s’y articuler et de la transformer, ou plutôt de participer à sa transformation, conduisant dès lors une action efficace. L’efficacité n’a alors plus rien à voir avec un utilitarisme, mais avec une pensée de la situation.Michel Benasayag & Angélique del Rey. Éloge du conflit. Paris : La Découverte, 2007, p. 73-75