La montagne d'or

Publié le 11 Mars 2006

— Let us meet at 8 p.m. near the gate of La Sorbonne faculty. How can I recognize you ?
— I am tall and blond. I will wear a black coat.
8h05. Il n’y a plus d’entrée à la Sorbonne. Des grilles et une palissade de chantier que je ne pouvais pas prévoir car je n’ai pas lu les journaux depuis mon départ. La place est noire de blondes serrées dans des manteaux noirs pour affronter le vent glacial. Il y en a pour tous les goûts et de toutes les tailles — au fait, ça ressemble à quoi, une grande Brésilienne ?

Je ne peux pas les aborder car j’ai oublié le prénom de mon invitée. Mal barré pour un plan French lover. Je me marre en songeant à ce héros de « L’ignorance » qui fait l’amour avec une amie d’enfance dont il a oublié le prénom, elle qui n’a cessé de penser à lui au fil des années perdues. Il finit par se prendre une vraie claque.

Pourquoi a-t-elle tant insisté pour me rencontrer ? Étudiante en médecine, son père est un médecin renommé very good friend d’une militante anglaise avec qui je suis en contact. London connection.

Les blondes et leurs manteaux noirs ont laissé la place à de grands blonds vêtus de noir. Avec casques et matraques. Souvenirs souvenirs… Le vent pique un peu plus fort et je commence à sentir une montée d’adrénaline. Il me prend l’envie de rentrer plutôt que de passer la soirée à parler de tout et de rien. D’ailleurs, j’ai une conférence à préparer pour un public médical et plein d’idées me viennent. Je me faufile entre les CRS jusqu’à la station Luxembourg. Une horloge — je n’ai jamais de montre — m’annonce qu’il est 8h25. La marge est sans doute trop faible pour une Sud-américaine, mais je n’aime pas attendre, elle le saura pour la prochaine fois.

J’ai dîné à « La montagne d’or » comme prévu : on ne peut pas offrir moins qu’une montagne d’or à une blonde ! En réalité, je préfère y aller seul car ils sont très chaleureux, ils cuisinent bien, et ça ne me gonfle de parler en mangeant. Cette salade thaïlandaise aux calamars est particulièrement réussie.

Entre deux plats je feuillette Politis ou j’observe la salle. Tout au fond, un homme accompagné de son chien est en train de s’adresser d’une voix forte à la table voisine :
— Si vous ne pouvez plus bouger les bras, si vous avez mal à la nuque et des difficultés à parler, n’hésitez pas une seconde, appelez le SAMU !
Ayant manqué le début, je ne sais pas de quoi il s’agit, mais je n’oublierai pas de suivre son conseil si ce sale truc m’arrive. Bien que je ne voie pas vraiment comment appeler le SAMU avec les bras paralysés. D’ailleurs, je ne connais même pas le numéro, il faudra que je me renseigne. Depuis mon enfance je n’ai jamais consulté de médecin. Larissa (j’ai retrouvé !) aurait eu un sujet de conversation.

Les premiers clients sont partis et la salle est presque vide. L’homme au chien refuse un alcool — le petit verre offert aux seuls habitués. La jeune femme qui fait le service a remarqué quelque chose. Elle lui demande s’il reviendra accompagné.
— Ce soir je suis seul car ma femme est à l’hôpital.
— Ooooh, qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Infection au cytomégalovirus. Elle est dans le coma.
— …
Le jeune homme me lance un regard triste comme celui de son chien. Je lui renvoie un sourire.

Être heureux et bien dans son corps, c’est sans doute cela, la montagne d’or.

Rédigé par Bernard Bel

Publié dans #PRISES DE TETE

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