Pour rester poly, la quadrigamie

Publié le 25 Février 2006

J’ai retrouvé dans mon journal un texte de réflexion, longtemps partagé en petit comité, que je vous livre après relecture.

La notion de polygamie (voir Wikipedia) recouvre aussi bien la polyandrie (plusieurs partenaires masculins) que la polygynie (plusieurs partenaires féminins). Il est regrettable que de nombreux auteurs continuent à employer ce terme au sens exclusif, et moralement déprécié, de polygynie. Si l’on appelle un chat un chat (et une chatte…), être polygame consiste à s’autoriser des relations avec plusieurs partenaires indépendamment de leur sexe. Pris séparément, les mots polyandrie et polygynie désignent implicitement des relations hétérosexuelles, ce qui introduit un biais culturel supplémentaire. Je propose donc de réhabiliter le terme polygamie en dehors de tout préjugé social : un choix de vie pour les uns, un simple constat de pratiques pour les autres, qui ne se limitent à pas un statut matrimonial particulier.

Je trouve tendancieux de comparer les pratiques humaines avec celles des animaux « supérieurs » : vertébrés, mamifères, primates — à ma gauche, le chimpanzé polygyne et dépravé, à ma droite le vertueux gibbon monogame… Certains, affranchis des diktats religieux et désemparés par « l’absence de repères », y cherchent peut-être une justification « naturelle » de leurs convictions. Mais c’est faire l’impasse sur les traits culturels spécifiques de la sexualité humaine.

Quelques mots sur la culture, ou plutôt les cultures… L’atlas ethnographique de Murdock (1967) recense 850 sociétés polygynes parmi les 1170 répertoriées, soit 72%. La polyandrie est institutionnalisée dans un très petit nombre d’ethnies — moins de 1% — et encore, dans la société tibétaine, par exemple, le choix des époux se limite aux hommes d’une même fratrie afin d’éviter le morcellement des terres et du cheptel. Ces chiffres montrent que, bien que la polygamie constituée soit une pratique majoritaire, elle s’exerce dans la majorité des cas au bénéfice des hommes. (Vous êtes surpris-e ?) C’est ce qui explique, sans le justifier, l’amalgame fréquent entre polygamie et polygynie. Toutefois, légitimer cet amalgame sous le prétexte de combattre l’oppression masculine me semble aussi déplacé que dévaloriser la monogamie sur le simple constat qu’elle est une pratique minoritaire.

Autrement dit, ni la « nature » ni la « culture » ne peuvent tracer une ligne de démarcation entre l’acceptable et l’inacceptable, et encore moins décider de ce qu’il faudrait ranger de chaque côté de la ligne. Faute de s’en remettre aux chefs religieux, aux prophètes du New Age ou à Christine Boutin, il nous faut engager nos pauvres moyens intellectuels dans cette réflexion…

Premier constat : la monogamie reste minoritaire même dans les sociétés qui l’ont érigée en modèle. Cela nous fournit l’occasion de réévaluer à la fois le modèle et le besoin d’un modèle.

Dans le monde occidental, la durée de vie moyenne du couple (quel que soit son statut matrimonial) tend à diminuer alors que la durée de vie des individus augmente. Il viendra un temps où les noces d’argent ou d’or feront la une des journaux télévisés comme aujourd’hui la naissance de quintuplés… Or, le fait de changer de parternaire pour former un nouveau couple « monogame » n’est rien d’autre qu’une pratique polygame adaptée à une norme sociale désuète.

Dans le Code civil français, « les époux se doivent mutuellement fidélité, secours et assistance ». L’exclusivité sexuelle reste donc inscrite dans le modèle matrimonial. Le PaCS a conservé l’obligation de cohabitation mais pas celle de fidélité, bien que l’interprétation du texte de loi fasse l’objet de controverse. (Le 9 octobre 1998, Élisabeth Guigou avait pourtant déclaré à la tribune de l’Assemblée nationale : « Il ne peut y avoir de dimension extrapatrimoniale qui s’imposerait aux signataires du PaCS comparable au devoir de fidélité, de cohabitation charnelle. »). Un contrat de bonne foi implique la loyauté des contractants, mais tant que la monogamie s’impose comme norme culturelle, toute infidélité sexuelle peut être interprétée comme un manquement à cette loyauté.

Je n’irai pas plus loin dans cette discussion des régimes matrimoniaux, mais je tenais à souligner que c’est l’acceptation tacite d’une norme culturelle qui gouverne les comportements, y compris dans les situations dépassionnées où l’on est supposé appliquer la loi en toute « objectivité ».

Il y a donc une forme d’hypocrisie sociale qui consiste à entretenir le mythe de l’exclusivité sexuelle comme fondement naturel du couple, que sa relation soit ou non sanctionnée par un régime matrimonial particulier.

Deuxième constat : la monogamie reste une « religion dominante ». Pour moi, c’est une religion dans la mesure où l’objet du culte est invisible : plus l’idéal est inaccessible et plus on a envie d’y croire. Sur le cours d’une vie, très peu d’hommes et de femmes peuvent affirmer avoir eu des relations avec leur seul conjoint, et cela dans une totale liberté de choix ; mais le scepticisme de quelques libertin(e)s déclaré(e)s entretient, par un réflexe de défense, la foi du plus grand nombre.

Troisième constat : cette vérité n’est pas bonne à dire aux plus jeunes qui rétorquent que leur couple fonctionne différemment et qu’ils ont fait « assez de chemin » pour résoudre ensemble les « problèmes » en restant sur « la bonne voie ». Les guillemets sont importants ici pour signifier la pathologisation du désir extraconjugal et une démarche constructrice d’un ordre moral spécifique au couple. Que les gens qui adhèrent à une foi religieuse procèdent ainsi me semble parfaitement cohérent. Ce qu’on peut regretter, c’est qu’un précepte religieux imposant la monogamie depuis des siècles ait laissé une empreinte indélébile dans une société qui se targue de laïcité !

Je propose une nouvelle approche qui pourrait réconcilier les libres penseurs (voire celles/ceux qui se pensent libres) et les défenseurs d’un ordre moral individuel — qu’il est convenu d’appeler des « religieux progressistes ». Le point de départ consisterait à accepter que la monogamie est une forme particulière de polygamie : un couple monogame est un couple qui n’a pas encore eu l’occasion ou/ni le désir de renoncer à son contrat d’exclusivité.

Le renversement de perspective est total puisqu’il consiste à reconnaître que la fidélité sexuelle est une situation exceptionnelle basée sur une contrainte (intériorisée, élevée au rang de vertu) et non une norme biologique, culturelle ou sociale. Un moyen de provoquer ce renversement consisterait à proposer une forme plus large de contrat matrimonial qui légitimerait la polygamie pour celles et ceux qui ressentent le besoin d’une légitimité, ou, comme dans le PaCS, pour les avantages qu’elle apporterait en matière de gestion du patrimoine : fiscalité et droits parentaux. Je n’ai aucune compétence en droit civil ni projet sous le coude — et le projet en lui-même ne me passionne pas — mais je me dis que, si une idée aussi folle était dans l’air, on verrait peut-être le bout du tunnel de siècles d’hypocrisie.

On pourrait par exemple limiter à 4 le nombre de relations institutionnalisées. La quadrigamie serait donc la norme pour celles/ceux qui ont besoin de normes… À première vue cela pourrait satisfaire certains groupes religieux, sous condition bien entendu qu’ils assument la réciprocité du contrat, à savoir que chacune des quatre tendres épouses ait la même liberté de convoler avec trois autres hommes…

Imaginons un instant que cette utopie devienne réalité. Qu’on se comprenne bien : je ne suis pas en train de dire que tout citoyen devrait inscrire 4 partenaires sur son livret de famille. Le mariage ou le PaCS monogame existeraient encore, mais seulement comme des instances particulières de leur déclinaison polygame.

L’obligation d’exclusivité sexuelle serait bannie des deux types de contrat et retournerait dans la sphère du privé qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Ce n’est pas le rôle de l’État de se porter garant de ce qui se passe sous la couette des citoyens, sauf si les contractants souhaitent ajouter des clauses suspensives parmi lesquelles la fidélité sexuelle pourrait figurer avec l’engagement de ne pas fumer de cigares de telle marque ou de s’occuper de la litière du chat.

Les contrats étant résiliables, tout(e) citoyen(ne) ayant déjà rempli les 4 cases pourrait en libérer une s’il/elle estimait nécessaire de légitimer une cinquième relation. Rappelons toutefois que la reconnaissance de paternité donne aujourd’hui des droits égaux aux enfants nés hors mariage, de sorte que les ruptures de contrat deviendraient moins fréquentes. Tant pis pour les avocats et les officines spécialisées !

Dans un tel cadre, les couples vivraient bien moins dans l’angoisse d’une rupture. (Paule Salomon et Jacques Salomé devraient fermer boutique et se recycler dans la publicité pour des marques de lessive bio.) Selon la norme monogame, toute relation extraconjugale autre que passagère (par exemple, celle qui débouche sur un désir d’enfant) implique la rupture préalable du contrat. Le conjoint « fautif » est sommé de choisir entre ses deux partenaires pour se mettre en conformité avec un droit de regard de gens qui n’ont rien à voir avec son histoire. Il est exclu que les acteurs de l’histoire parviennent à un arrangement officiel qui remettrait en cause le paradigme de la monogamie. Lorsque des gens moins conformistes parviennent à un arrangement, celui-ci est généralement maintenu secret et les enfants en paient le prix. La bigamie d’un précédent président de la République française, dissimulée par un monumental dispositif d’écoutes policières, est un exemple célèbre parmi d’autres.

Si la polygamie était reconnue et régulée par l’institution, ceux qui ont besoin de règles ne vivraient plus comme des excommuniés. Un autre avantage de l’acceptation culturelle de la polygamie est que les conjoints cesseraient d’être tiraillés entre le devoir de fidélité et leur désir de papillonner dans des rencontres « sans lendemain ». Le comportement héroïque des hommes/femmes exclusifs passe aujourd’hui pour une « preuve d’amour » et la jalousie latente qui lui donne sens peut même servir à entretenir le désir dans le couple… jusqu’au soulagement de la vieillesse. Quel programme excitant ! :-(

Enfin, en cas de rupture unilatérale d’une liaison, ou de veuvage, la personne délaissée ne se retrouverait plus forcément seule puisqu’elle pourrait avoir déjà d’autres liaisons durables. La peur de se retrouver seul, sans compagnon de vie, sans partenaire sexuel, sans logement, sans ressources, etc., est une composante anxiogène de la vie moderne qui incite souvent des hommes et des femmes à s’engager avec des partenaires « faute de mieux ».

Je ne sais pas si 4 est le nombre optimal — disons de 0 à 4 pour contenter les monogames et les célibataires — mais c’est une première estimation. Dans une société qui institutionnaliserait cette « quadrigamie équitable » (au sens de la parité) il se pourrait que chaque être humain compte moins de partenaires, sur le long terme, que dans une société monogame qui invite au cocufiage et au papillonnage.

Même la prolifération des MST diminuerait. Quant aux agences matrimoniales et autres marchands de voyages de noces, ils se feraient des couilles en or.

Rédigé par Bernard Bel

Publié dans #PRISES DE TETE

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