Le monastère des fleurs

Publié le 13 Janvier 2006

Nous avions 18 et 21 ans. Le matin de ma rupture avec S., j’avais débarqué chez A. pour annoncer à sa mère que j’emmenais sa fille au cœur du monde : 13 000 kilomètres, par les moyens du bord, sur des routes incertaines. S. renonçait à ce voyage car partir ensemble n’avait plus de sens malgré l’estime restée intacte entre nous. Mère et fille avaient dit oui sans hésiter.

Le cœur du monde en pleine mousson. Un fleuve démesuré vomi par une montagne démesurée. Une ville en plein délire mystique que nous traversons sur une carriole à cheval. Mon amour se blottit contre moi ; elle est mon chemin, je serai son compagnon mais elle ne le sait pas encore. Elle n’a pas voulu « prendre la place de ma fiancée », un soir où nous écoutions le concert des crapauds-buffles, mais elle n’est pas choquée par la folie de mon désir.

Jamais je n’ai connu de femme aussi belle.

Pendant un trajet nocturne, de pauvres gens ont volé nos sacs de voyage à l’exception des deux qui dormaient sous nos têtes. Ils étaient remplis de choses excédentaires pour nous : des médicaments, des livres, des sous-vêtements, une réserve d’argent au cas où. Nous sommes devenus légers. Habillé comme les gens d’ici, des hommes s’adressent à moi dans une langue que je ne connais pas encore. Ils finissent par conclure que je les snobe avec mon anglais, à moins que je sois « du sud », ce qui aggraverait mon cas. Quant à la sirène aux yeux bleus, ils ont décidé qu’elle était russe et digne de respect à ce titre.

Le palefrenier a claqué la langue pour arrêter son cheval. La route s’arrête ici, à l’entrée étroite d’un pont dont le nom signifie « balançoire ». Nous marchons sur des planches incertaines, au dessus du grondement des eaux en furie, assaillis par des dizaines de mendiants. De l’autre côté, des temples, des monastères enchâssés sur le bord du fleuve, hâvres de paix pour les bigots nationalistes. C’est aussi nul que Lourdes et tous les lieux de pélerinage, mais nous qui ne savons rien de rien y trouvons quelque chose d’exotique. D’ailleurs, ces lieux seront bientôt envahis par les babacools, junkies et autres nouvelles-frontiéristes. Pour l’instant, ni pélerin ni touriste, car une partie de la journée le ciel nous tombe sur la tête à grands seaux. Une eau tiède qui nous met le sang en ébullition.

Nous avons commencé à suivre le fleuve sur un chemin sablonneux supposé nous mener à sa source, la tête remplie de récits de voyages plus ou moins fantaisistes. Un petit temple nous reçoit avec son bassin rempli d’eau claire et des jeunes filles qui viennent y remplir des cruches d’eau potable. Nous jouons à nous asperger pour faire disparaître les traces de sable de nos habits blancs. De blanc ils ont viré translucides et nous livrent un spectacle impudique. La sirène s’amuse de ma gêne et les jeunes filles s’éloignent en pouffant de rire.

Une heure plus tard, nous atteignons un vieux bâtiment proche d’une rivière qui se jette dans le fleuve sacré. C’est le « monastère des fleurs ». Un jeune moine nous offre l’hospitalité. Le soir, il me prend en aparté pour me convaincre de séjourner plus longtemps ; il m’explique, le regard pétillant, qu’il a eu pendant un mois la visite de « deux belles disciples italiennes ». C’est un peu trop pour moi. Le lendemain nous le remercions et reprenons la route dans la vallée de la rivière. Nous atteignons un hameau, deux ou trois chaumières au milieu des rizières, et une grange où s’abritent les animaux de trait. Nous avons renoncé aux nourritures terrestres, depuis le pont, vu qu’il n’y a rien à acheter dans la campagne. Il nous suffit de baigner dans l’ivresse de cette nature liquéfiée, si bien rendue sur les estampes chinoises ou coréennes. Je me suis plongé nu dans les tourbillons d’eau fraîche qui caressent mon ventre brûlant.

Un paysan nous offre fièrement l’hospitalité sous la grange. Quelle chance, il n’y a qu’un lit tissé de cordes qui vont nous serrer l’un contre l’autre. À côté du lit, un âne et un bœuf : personne ne me croira quand je raconterai ça !

Je ne me souviens pas si la lune était pleine car les nuages nous plongeaient dans l’obscurité. Notre désir a grandi, nos lèvres se sont rencontrées, scellant l’évidence de notre amour, et ne se sont pas quittées de la nuit. Nos corps, tendus sous les caresses, couverts de coton dans une étrange intimité.

Le lendemain nous avions des courbatures aux lèvres et nous avons continué notre pélerinage en silence.

Une éternité plus tard, nous sommes retournés au monastère des fleurs. Le moine frottait son gros bide à la calandre d’une jeep qu’il essayait de réparer. Le hameau avait disparu et personne n’en avait jamais entendu parler… Il y avait un joli petit chien blanc « laissé  par une Italienne » qui s’est empressé de faire l’amour à notre chienne. Un des enfants est encore avec nous, seul témoin de ce retour impossible.

Rédigé par Bernard Bel

Publié dans #VOYAGES

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