Aria

Publié le 24 Septembre 2003

Ce matin j’ai ramené la voiture neuve de mon père et ce soir nous sommes allés porter l’ancienne à la casse. A bout de souffle, elle venait elle aussi de faire une « pleurésie ».

J’ai donc braqué celle du Vieux après avoir posé sa casquette sur une étagère du garage. Tout y est : les liasses de papiers de l’Automobile Club, le guide Michelin 1994, le répertoire des Campanile… et surtout cette odeur, encore plus sournoise depuis qu’il a arrêté de fumer. Dans son bureau, j’ai aperçu des photos de lui, jeune, que je n’avais jamais vues, car on ne regardait jamais les vieilles photos dans ma famille. Images de ma mère jeune, aussi. Étrange impression, plutôt désagréable : un passé qui n’a plus de raison d’exister en moi. Un autre monde, avec des valeurs disparues loin sous terre.

Je repense à cette concession au cimetière que mon père a louée pour cinquante ans. Le type des pompes funèbres a dit aux enfants : « Il n’y a pas de place pour vous ». Heureusement. Dans cinquante ans tous les enfants seront morts. Sans doute la tombe tombera-t-elle dans l’oubli — ce sont les seules que j’aime voir dans les cimetières, couvertes de lierre et de ronces. Retour à la terre sauvage, comme pour les temples d’Angkor, ou « Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez. L’effacement, l’oubli, ces vies pleines d’agitation, cette obscène croyance en l’immortalité.

J’ai mis le contact, sorti la voiture, fait quelques kilomètres. J’aurais dû garder la casquette pour avoir de l’autorité ! J’ai quand même trouvé le bouton pour baisser la vitre au péage. Jamais vu autant de gadgets électroniques... Un peu plus loin, mes mains ont deviné qu’il y avait un lecteur de CD. J’ai glissé une main dans mon cartable et retiré l’album des variations Goldberg interprétées par Glenn Gould (version 1981). Je voulais réécouter l’Aria que j’avais donné à diffuser à la fin de la messe de funérailles. (J’ai su plus tard qu’il avait aussi été diffusé lors des funérailles de Gould.) J’avais écouté cette musique d’un autre monde, adossé à un bénitier vide près de l’entrée, submergé d’émotion pendant que les gens sortaient sans me voir. J’ai aimé leur distance, leur indifférence. Beaucoup étaient des visages sur lesquels je n’aurais pas pu placer un nom.

J’ai donc réécouté l’Aria, à 130 à l’heure sur l’autoroute — merde il faudra refaire l’équilibrage ; et cette odeur, comment s’en débarrasser ? —, j’ai écouté et laissé tourner l’enregistrement des variations, deux fois en entier, jusqu’à mon arrivée à Aix. J’ai réalisé que j’aurais dû demander au curé de ne pas interrompre après la première plage, afin que l’église retentisse aussi des passages rapides, fulgurants, joyeux. Mais y étais-je prêt ? Il avait fallu que j’aperçoive mes parents réunis, dans le monde souterrain de l’oubli, qu’on revienne à la maison, qu’on dresse la table avec la plus belle nappe, la vaisselle jamais utilisée, les meilleures bouteilles de la cave, qu’on rie ensemble. Que nos rires se mêlent aux larmes de S., l’amante de mon père, deux fois veuve, et qu’elle rie enfin avec nous. La vie est vaine, violente, et savoureuse.

Rédigé par Bernard Bel

Publié dans #PRISES DE TETE

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