Gnossiennes

Publié le 30 Octobre 2005

Nos rencontres s’inscrivent, pour commencer, dans le temps et dans l’espace. Je la raccompagne chez elle, une fois encore : cinquante minutes d’autoroute, deux péages, un tunnel, le pont et les panneaux familiers qui me renvoient dans le désordre des bribes de conversation ou des émotions balayées par de nombreux passages. Cette situation me plaît bien car elle m’appelle à défier la pensée du temps qui nous reste — comme si le temps pouvait rester, quelque part. Frénésie insensée des choses qu’on pense devoir se dire avant de se quitter…

J’ai appris à laisser de côté la ballistique des sentiments. Ce soir je n’ai rien à dire. Trois gnossiennes d’Erik Satie dansent dans ma tête ; j’ai acheté les partitions récemment mais pas encore trouvé l’occasion d’y plonger les mains. Pas de barres de mesure. Il écrit dans la première : « Très luisant », puis « questionnez », « du bout de la pensée », « postulez en vous même », « pas à pas », « sur la langue ». Dans la deuxième : « Avec étonnement », « ne sortez pas », « dans une grande bonté », « plus intimement », « avec une légère intimité », « sans orgueil ». Et dans la troisième : « Conseillez-vous soigneusement », « munissez-vous de clairvoyance », « seul pendant un instant », « de manière à obtenir un creux », « très perdu », « portez cela plus loin », « ouvrez la tête », « enfouissez le son ». Je crois que cela dit bien ce que je vis ce soir.

La voiture est garée sur la place. Nous parlons d’un livre que je lui ai prêté sans l’avoir lu en entier, comme c’est souvent le cas. Le mouvement musical est plutôt dans nos pensées. Jouissance philosophique, mais rien de gratuit, nous cherchons des clés pour transformer le monde à travers les mentalités.

Après ce plaisir partagé, alors que nos mains, nos visages, nos regards prolongent le mouvement, je ressens la plénitude. Malgré l’ivresse qui me traverse au contact de sa peau, son ventre chaud qui palpite, le plaisir extrême de sentir ses mains me toucher. C’est un toucher un peu terne, qui ne dérange rien de la totalité, car il n’exprime aucune intention de prendre ni de donner.

J’ai l’impression d’être dans un endroit étrange — je le lui dis bien que je ne sache rien de plus —, comme au bord d’une falaise peuplée d’oiseaux sauvages, indifférents aux émotions ordinaires, pleinement engagés dans leurs jeux aériens. Je n’ai plus envie de monter, d’invoquer des énergies « féminines » ou « masculines », mais de rester là, le nez au vent, en pleine contemplation.

Il n’y a plus de séparation. On s’est regardé en souriant. Elle s’est levée, m’a serré la main pour rire, je l’ai écoutée partir. J’ai pressenti qu’elle se retournerait juste avant de disparaître dans la rue. Elle l’a fait. Dans une forme de théâtre japonais, il y a ce mouvement particulier des acteurs qui se retournent au moment de sortir de scène. Une manière d’abolir leur présence.

Le temps ne revient pas immédiatement. Je me retrouve au point de départ sans m’en rendre compte. Sur le trajet du retour, j’entends sur France Culture un bout d’émission où un indologue déclame un texte védique sur l’union mystique de Shiva et Parvati. C’est loin tout ça… Au moment où je m’allonge près d’elle, A. dit « Ah ben, alors ! » puis elle se rendort immédiatement.

Un rêve érotique en prime : une jeune femme brune aux cheveux courts est à mes côtés dans l’auto, dans une zone urbaine à côté d’un fleuve aux rives défoncées par des bulldozers. Dans mon rêve elle est mariée mais c’est sans importance. Elle est venue me dire, d’une voix parfaitement mécanique, qu’elle voudrait que nos sexes se rencontrent. Il n’y a aucun endroit tranquille dans cette ville, mais on trouvera bien une solution.

Je mets le contact. Deuxième gymnopédie ? « Lent et triste »…

Rédigé par Bernard Bel

Publié dans #PRISES DE TETE

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